A
Paris, ma fenêtre donne sur un jardinet adossé au parc voisin dont
la frondaison est majestueuse. Ce jardinet a pour âme un tilleul.
Grâce à la pluie abondante au printemps, l'arbre atteint, quand
vient l'été, une forme de plénitude inouïe. Les amis qui passent
chez moi, invariablement, poussent un "Oh!"
d'émerveillement, et surtout d'étonnement. Comment cela est-il
possible? Comment se fait-il que la terre, qui venait du Chaos,
ait généré un arbre comme celui-là, en son ovale parfait composé
d'innombrables branches, rameaux, feuilles et fleurs dont le
foisonnement et le frissonnement, loin de se répandre en désordre,
obéissent à un constant souci d'entente et d'harmonie, faisant de
lui une figure emblématique de beauté? Comment ce tronc droit,
apparemment modeste, a-t-il pu porter, calme et confiant, cette
magnifique corolle de feuillage, pleine de noblesse, d'une gloire
presque trop écrasante pour lui? Il a fallu qu'à partir de lui,
chaque branche croisse et respire selon sa poussée interne, tout en
ayant souci d'orienter sa courbe vers un centre, dont la force
centripète assure à chaque instant à l'ensemble des branches une
juste répartition d'air, de lumière et de sève. Une présence
organique, faite de frémissante interaction, s'affirme là. Pour peu
que passe une brise, la voilà qui entre dans sa rythmique, opérant
une sûre brisure dans l'espace, un Ouvert où le fini et l'infini
sont en perpétuelles épousailles. Une volonté la soutient, cette
présence, une intention l'habite. Fontaine au jaillissement continu,
elle n'est plus que donation et accueil. Elle distribue sans réserve
ombres parfumées et éclats nourriciers à ceux que ses ondes
attirent, oiseaux migrateurs, errants humains.
Le
lien entre l'arbre et les oiseaux semble naturel. Mais l'alliance de
l'arbre avec les hommes est-elle assez prise en compte par nous?
Sommes-nous conscients que nous ne pouvons trouver dans la nature
compagnon plus fiable et plus durable? Cet être debout comme nous,
qui depuis les profondeurs du sol tend résolument vers le haut, nous
rappelle que notre être tient tout autant de la terre que du ciel.
Prenant appui sur sa base de lave, d'humus ou de limon, il s'épanouit
en un véritable entonnoir pour boire la pluie tombée du ciel, et
venu de plus haut encore, pour boire le souffle lumineux dont tout
l'univers est animé. Il arrive qu'au cœur du désert, ou à
l'horizon d'une plaine, se dresse un arbre seul. Cela suffit aux
nomades que nous sommes pour que nous ne nous sentions plus seuls,
pour que la création ne nous semble plus vaine. A nouveau nous
assaillent des questions apparemment sans réponse mais qui, posées,
pourraient être autant de réponses. Pourquoi cette terre,
considérée par beaucoup comme aveugle, inconsciente et sans
direction aucune, a-t-elle abouti à une chose aussi parfaite qu'un
arbre? Plus généralement, pourquoi l'anonyme immensité a-t-elle
engendré chaque être, aussi minime soit-il, en son irréductible
unicité. Pourquoi sommes-nous là, jouissant du privilège de voir
ces choses et de nous en émouvoir, tout en sachant que nous ne
venons pas de nous-même? Pourquoi tant et tant de présences
palpitant de vouloir-vivre? Pourquoi tant et tant de signes vibrant
d'appels et de sens? Dans la vallée qui a sombré dans le silence,
un oiseau chante, et voilà que nous sommes envahis d'une indicible
nostalgie. Sur le haut mont dénudé par le vent, une fleur sauvage
nous salue, et voilà que nous tombons à genoux de reconnaissance.
Ici, notre âme nous invite à consentir au mystère. Nous qui voyons
de l'univers la part visible et qui en faisons partie, sommes-nous
vus? Si le voir n'était pas précisément à l'origine, serions-nous
capables de voir?
Oui,
nous devons être assez humbles pour reconnaître que tout, le
visible et l'invisible, est vu et su par Quelqu'un qui n'est pas en
face, mais à la source. Seul celui qui jouit du voir total jouit du
vrai savoir et du vrai pouvoir. C'est grâce à cela que l'univers
vivant est en devenir, et que nous le sommes aussi. Un chant surgi de
ma mémoire me vient aux lèvre, je vous le dédie:
Un
iris
Et
tout le créé justifié.
Un
regard
Et
justifiée toute la vie.
Votre
dévoué
François
Cheng
Extrait
de son livre "De l'Âme"
J'ai adoré ce livre, je vous en propose un extrait choisi...